La mise en œuvre du droit de préemption doit répondre à un intérêt général suffisant.
Conseil d’Etat, 6 juin 2012, Société RD Machines, req. n° 342328, à paraître au recueil
Extraits : « qu'il résulte de ces dispositions que les collectivités titulaires du droit de préemption urbain peuvent légalement exercer ce droit, d'une part, si elles justifient, à la date à laquelle elles l'exercent, de la réalité d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement répondant aux objets mentionnés à l'article L. 300-1 du code de l'urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n'auraient pas été définies à cette date, et, d'autre part, si elles font apparaître la nature de ce projet dans la décision de préemption ; qu'en outre, la mise en oeuvre de ce droit doit, eu égard notamment aux caractéristiques du bien faisant l'objet de l'opération ou au coût prévisible de cette dernière, répondre à un intérêt général suffisant ;
Considérant qu'il appartient au juge de l'excès de pouvoir de vérifier si le projet d'action ou d'opération envisagé par le titulaire du droit de préemption est de nature à justifier légalement l'exercice de ce droit ; que, par suite, en se bornant à estimer que la décision de préempter la superficie totale du tènement n'était pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation, la cour a commis une erreur de droit ; que dès lors, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, son arrêt doit, pour ce motif, être annulé; »
Commentaire : Le niveau adéquat de contrôle des décisions de préemption par le juge administratif est difficile à trouver. Il s’agit pour lui, sans paralyser l’exercice légal de ce droit, d’éviter les préemptions d’opportunité et les préemptions peu ou mal justifiées. Il ne faut en effet jamais perdre de vue que le droit de préemption, s’il est un outil précieux d’aménagement urbain, porte aussi atteinte à l’exercice du droit de propriété, paralyse les projets du vendeur et de l’acquéreur et aboutit parfois à leur spoliation.
Il y a trois ans, avec l’arrêt Commune de Meung-sur-Loire (CE, 7 mars 2008), le Conseil d’Etat avait allégé son niveau de contrôle, renonçant à exiger que le projet de l’administration soit « suffisamment précis et certain », ainsi qu’il le faisait auparavant (CE, Sect. 26 février 2003, Bour), pour se contenter de la justification « de la réalité d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement (…) alors même que les caractéristiques précises de ce projet (n’étaient) pas été définies à cette date ».
Depuis cet arrêt Commune de Meung-sur-Loire, titulaires du droit de préemption, praticiens et juridictions tentent, souvent avec difficulté, de cerner ce qu’est un projet suffisamment réel, sans qu’il n’ait pour autant à être suffisamment précis.
Le balancier du contrôle juridictionnel, qui était parti dans un sens favorable aux titulaires du droit de préemption, doit être regardé avec cet arrêt comme désormais reparti dans le sens inverse, celui d’une plus grande sévérité.
Avec l’arrêt RD Machines, le Conseil d’Etat reprend d’abord le considérant de principe de l’arrêt Commune de Meung-sur-Loire, sans rien y changer. Pour autant, il y ajoute un nouveau contrôle en utilisant une notion très classique, celle de l’intérêt général.
La cour administrative d’appel, conformément à une jurisprudence bien établie, s’était demandée si la décision de préemption présentait un intérêt général, mais en se limitant au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. En cassation, le Conseil d’Etat a censuré cet arrêt, estimant que ce contrôle ne relevait pas de l’erreur manifeste. Il refuse donc le contrôle restreint qui était pratiqué jusque-là pour consacrer le contrôle normal du juge administratif.
Cet arrêt apparait également comme la consécration d’une forme de bilan coût-avantages, bilan déjà esquissée par la jurisprudence administrative (CAA Paris, Ass. 21 décembre 2007, SCI Les terrasses d’Ornano).
Le Conseil d’Etat y apprécie l’intérêt général de la « mise en œuvre » du droit de préemption et non l’intérêt général de la seule décision de préemption. Il n’y aurait en effet pas eu grand sens à vérifier si le projet d’action ou d’opération envisagé par la décision de préemption présentait ou non un intérêt général. Les très nombreux objectifs énumérés par l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, en dépit de leur plasticité, présentent en effet, tous, un intérêt général.
Pour le Conseil d’Etat, c’est la mise en œuvre du droit de préemption, c’est-à-dire son exercice concret, qui doit présenter un intérêt général, et même un intérêt général suffisant, ce qui déplace le curseur encore un peu plus loin.
Exiger un intérêt général « suffisant » souligne la relativité de l’intérêt général poursuivi et conduit à le comparer à d’autres intérêts. Le Conseil d’Etat cite pour cela les « caractéristiques du bien faisant l'objet de l'opération » et le « coût prévisible » de l’opération
L’utilisation du mot « notamment » conduit toutefois à considérer que ces deux éléments, à l’aune desquels le caractère suffisant du droit de préemption sera examiné, ne sont pas exhaustifs.
L’inadéquation de la décision au regard des « caractéristiques du bien » était directement invoquée puisqu’il était soutenu que ce bien, d’une superficie de 5 hectares, était d’une taille disproportionnée au regard du projet poursuivi (des ateliers relais). Au regard des caractéristiques du projet, le juge administratif rejette toutefois ce moyen.
Le « coût prévisible » de l’opération ne fait pas l’objet d’illustration dans l’arrêt. Mais il serait possible d’imaginer que le juge apprécie le budget prévisible de l’opération (coût d’acquisition et coût de réalisation) au regard du budget du titulaire du droit de préemption, au regard de l’objet de l’opération et au regard des résultats du projet.
Ainsi, cet arrêt s’inscrit dans un mouvement de généralisation du contrôle du bilan qui tend à ce qu’une décision administrative ne soit pas légale du seul fait de son objet, mais parce que globalement, après avoir pesé le pour et le contre, il apparaît que les avantages l’emportent sur les inconvénients. Plus de quarante ans après l’arrêt Ville Nouvelle Est (CE, Ass, 28 mai 1971), le droit de la préemption rejoint ainsi le droit de l’expropriation avec une application, certes atténuée, mais une application tout de même, du contrôle du bilan.
Benoît JORION
Avocat à la Cour d’appel de Paris
Spécialiste en droit public